La République de Toulouse
Toulouse le 6 janvier 1189… La population en révolte se masse dans un quartier populaire des bords de Garonne devant l'église Saint-Pierre-des-Cuisines. Son souverain, le Comte Raimond V est là lui aussi face aux consuls qui exigent la totalité du pouvoir sur la ville.
Très vite, devant la force de l'émeute, Raimond V capitule. Il abandonne ses prérogatives au profit de la municipalité élue et une amnistie générale sera prononcée. Exactement 600 ans avant Paris, Toulouse a fait sa Révolution bourgeoise et devient dès lors une République!…
Dorénavant l'autorité des consuls sera totalement indépendante de celle du Comte qui ne conserve que le droit de frapper sa monnaie et celui de lever des troupes dans la ville à condition que les intérêts des Toulousains soient directement menacés.
La municipalité a désormais des pouvoirs très étendus dans tous les domaines. Ses membres, en nombre égal pour représenter l'ancienne Cité romaine et le Bourg Saint-Sernin/Saint-Pierre-des-Cuisines,constituent le "chapitre" (du latin "capitulum" et de l'occitan "capitol": d'où le nom de "capitouls" donné plus tard aux consuls de Toulouse, qui évoque aussi l'ancien temple du Capitole romain dédié à la triade Jupiter-Junon-Minerve et retrouvé récemment Place Esquirol).
Renouvelés chaque année, ces consuls (tous égaux: il n'y a pas de maire!) légifèrent, jugent et administrent en toute liberté… Ils promulguent des ordonnances (ou "établissements" ) pour organiser la police et l'entretien de la ville, pour règlementer le commerce et l'artisanat (poids et mesures, taxes, corporations). Ils prononcent les sentences en matière civile (prêts, ventes,…) comme en matière criminelle (meurtres, maraudes,…).
Ils fixent, lèvent les impôts et gardent le trésor de la Communauté.
Ils exercent aussi un pouvoir militaire important. Quand les biens et les intérêts commerciaux de la bourgeoisie toulousaine sont en jeu, ils n'hésitent pas à lever une milice armée et à faire la guerre contre des seigneurs locaux. Ainsi contre Villemur-sur-Tarn, cité fortifiée à 30 Km au nord de Toulouse, à qui un traité de paix du 5 août 1202 conclu avec la république toulousaine impose le paiement d'une indemnité de 4000 sols toulousains après une remise d'otages et la soumission au jugement consulaire.
Cette année-là en effet, les consuls décrètent, avec la suppression des péages et des droits sur les marchandises, la liberté totale du transport des céréales et du vin provenant de leurs terres … ce qui n'a pas l'air de plaire aux autres communautés de la région, qui en tiraient de substanciels profits. D'où les nombreux conflits locaux qui se concluent par une vingtaine de traités favorables aux Toulousains entre 1202 et 1204.
Ainsi on peut dire que la République de Toulouse élargit sa souveraineté non seulement à son vaste territoire communal de 11828 ha, mais aussi à la région sur un rayon d'environ 50 km. Les textes parlent de la "patria tolosana", un véritable "contado" qu'on peut comparer aux "contadi" créés par les grandes villes italiennes comme Florence, Pise, Gênes et surtout la République de Venise.
I - La Cité et le Bourg
Chaque capitoul représente un des quartiers de la ville ou "capitoulat". La commune de Toulouse sur la rive droite de la Garonne est divisée alors en deux grandes parties héritées de l'Histoire:
La Cité qui occupe l'emplacement de l'antique Palladia Tolosa romaine comprend encore de nombreux espaces verts non construits, malgrè la forte croissance de la population due à l'immigration des gens de la campagne -du Lauragais en particulier- vers la ville: pré Montardy, place des Carmes, Bourguet Nau (actuelle rue Peyrolières), St Etienne…Elle compte six capitoulats: Daurade; Pont-Vieux; St Pierre-St Géraud; Dalbade; Saint-Etienne; St Romain (ou St Rome).
Le Bourg s'étend vers le nord autour de Saint-Sernin et de Saint-Pierre-des-Cuisines. A l'inverse de ce que l'on constate aujourd'hui, la noblesse et certains grands bourgeois du 12° siècle délaissent la Cité trop "populaire" et trop agitée, et se font construire de grandes et riches demeures autour du monastère de Saint-Sernin: c'est la cas pour la famille Maurand dans la rue du Taur.
Sur les bords de la Garonne autour de l'église Saint-Pierre-des-Cuisines, affluent des marchands et des artisans: pêcheurs et tanneurs, blanchers, teinturiers et pargaminiers (parcheminiers) qui ont besoin d'eau pour l'exercice de leur profession. On retrouve d'ailleurs les noms de ces métiers dans celui des rues.
Le Bourg comprend lui aussi six capitoulats: St Pierre-des-cuisines; Las Croses; Arnaud-Bernat; Pouzonville; Matabiau; Villeneuve.
Ces deux parties de Toulouse sont entourées de deux remparts en forme de cœur: d'une part, l'ancien rempart romain avec ses tours protège la Cité (on démolit cependant la partie séparant la Cité du Bourg: de l'actuel Capitole à l'ancien hôpital Larrey); d'autre part, un nouveau rempart qui entoure les quartiers Saint-Sernin/ Saint-Pierre par les actuels boulevards.
Les consuls sont devenus très puissants après la Révolution de 1189, mais ils n'ont pas de lieu où se réunir en toute quiétude. Alors en 1190 (voici 812 ans!), ils achètent une maison et un terrain près d'une tour des remparts romains non loin de l'ancienne Porterie, juste à la jonction des deux remparts et à la limite de la Cité et du Bourg… un emplacement assez éloigné du Château Narbonnais, résidence du Comte!
Ils fondent donc là une "Maison Commune", qui deviendra le "Capitole" au XVI° siècle. L'Hôtel de Ville de Toulouse –fait remarquable! Il n'a donc pas changé de place depuis huit siècles et l'on peut voir encore aujourd'hui dans le square De Gaulle les fondations de la tour romaine achetée par les consuls de Toulouse en 1202.
Plus tard au XIII° s., Toulouse s'étendra sur la rive gauche de la Garonne autour de l'Hôtel Dieu et constituera le faubourg St Cyprien lui aussi fortifié.
Les charges municipales sont exercées par quelques familles patriciennes que l'on retrouve sur plusieurs générations, tels les Mauran, les Villeneuve, les Ramond et surtout les Roaix. L'autorité municipale est symbolisée par un sceau où figurent le Château Narbonnais (représentant la Cité) et Saint-Sernin (représentant le Bourg).
Mais comment en est-on arrivé là ?
II - Un effritement du pouvoir comtal
La révolution toulousaine du 6 janvier 1189 est l'aboutissement d'un lent processus qui s'inscrit dans le vaste mouvement urbain démarré en Occident dès le XI° siècle.
Après l'an mil, on ne compte plus de grandes invasions, ni d'exodes généralisés dans l'Ouest de l'Europe. Les peuples se fixent et s'organisent. Une forte croissance démographique; un défrichement forestier conséquent; une diversification de l'économie: telles sont les principales caractéristiques de cette époque.
Le surpeuplement des campagnes et les progrès mécaniques de l'agriculture économisant les bras poussent une partie des paysans vers les villes qui croissent rapidement, comme Toulouse.
Apparaît alors une nouvelle bourgeoisie commerçante qui s'enrichit et dont le dynamisme ne peut laisser indifférents les seigneurs. Ainsi le Comte de Toulouse, Alphonse Jourdain, crée une sauveté dans la ville, près du Château Narbonnais, c'est-à-dire un territoire pourvu de franchises. Chaque nouvel immigré a droit ainsi à une parcelle de terre (un "casal" ) où il bâtit sa maison; il est exempté d'impôts et il peut exercer tout métier sans formalité particulière!
Considéré comme le "fondateur des libertés toulousaines", Alphonse Jourdain qui connaît la principale revendication de cette bourgeoisie (suppression de toute entrave à la circulation des marchandises) accorde une des premières franchises en 1147 à tous les Toulousains, hommes et femmes de la Cité et du Bourg: suppression du droit de "queste" (taxe annuelle sur chaque maison), du droit de "tolte" (taxe sur les marchandises entrant en ville), du libre droit de "prêt" (dorénavant la levée d'un emprunt par le Comte est soumise à l'approbation de la population), du droit de "chevauchée" (la levée de troupes en ville ne pourra se faire que si Toulouse est directement menacée, comme ce sera le cas lors de l'invasion francienne au siècle suivant avec l'affaire albigeoise).
De plus, il confirme les franchises antérieures comme celle de 1067 accordée par Guilhem IV exemptant les artisans de Saint-Pierre-des-Cuisines de Cens et de service militaire (ou service d'Ost).
La franchise de 1147 porte les signatures du Comte Alphonse-Jourdain et de son fils Raimond de Saint-Gilles (devenu Raimond V en 1148, celui-ci règnera près de cinquante ans jusqu'en 1194) et d'une dizaine de bourgeois toulousains garants de son application.
Dès lors cette bourgeoisie constitue un embryon de Commune, "guidée" par le Comte qui nomme les premiers prud'hommes ("probi homines" ) dirigés par un officier comtal (le "viguier" ) et aussi les "juges": ainsi naît le chapitre (ou "capitol" en occitan) chargé de défendre les intérêts des marchands et au besoin de juger leurs différents.
III - Une société ouverte
A partir de ce moment, les choses vont s'accélérer. Il faut dire ici que nous sommes dans le Comté de Toulouse avec une société ouverte et plus "libérale", semble-t-il, que la société francilienne.
Ce n'est sans doute pas un hasard si dans l'Occitanie de cette époque Juifs et Arabes jouissent de tous les droits du citoyen et peuvent accéder à des fonctions importantes. A Toulouse c'est dans le quartier de la rue Joutx-Aigues que se regroupe la communauté juive en toute liberté au milieu de Chrétiens… du moins jusqu'à la conquête française!.
Si la Francie (Bassin Parisien soumis à l'autorité d'un roi) est un pays où le droit coutumier reste prépondérent, les pays occitans, eux, sont de droit écrit, héritage du droit romain (administratif, financier et pénal), codifié par les Wisigoths au V° siècle (rédigé et promulgué à Aire-sur-Adour par Alaric II en 506 sous l'appellation de "Lex Romana Wisigothorum", plus connu sous le nom de "Bréviaire d'Alaric" ).
Si en Francie les liens féodaux sont très stricts, du plus petit vassal jusqu'au roi (suzerain suprême) et qu'il n'existe "nulle terre sans seigneur", en Occitanie au contraire où l'esprit communal domine, depuis le IX° siècle le Comte de Toulouse ne reconnaît pas de suzerain (il ne prête donc pas hommage au roi de France qui est très loin!) et il est seul souverain du Comté, un véritable Etat autonome.
Les liens vassaliques y sont très affaiblis à tous les échelons de la société occitane. Les "alleux" sont ici très répandus: ce sont des terres libres de tout seigneur et de toute redevance, occupées par des particuliers ou des communautés plus ou moins autonomes.
D'autre part, l'Occitanie du Moyen Age regarde vers l'Italie dont les villes (comme Gênes qui reçoit des privilèges commerciaux en Languedoc en échange de services rendus par sa flôte aux comtes Raimond IV et à son fils Bertrand) se sont libérées de tout lien féodal et constituent des républiques totalement indépendantes.
Dans ce contexte, il n'est pas surprenant que les franchises urbaines se développent au cours du XII° siècle et que la "Comuna de Tolosa" cherche à s'affranchir de la tutelle comtale.
En 1152 on note pour la première fois la mention d'une municipalité constituée d'un "Commun Conseil" (composé des notables et parfois de tous les hommes libres de la ville), d'un Chapitre (composé de six consuls, quatre juges et deux avocats, représentant le Bourg et la Cité) et d'un viguier délégué du comte.
En 1175 les consuls détiennent presque tous les pouvoirs et l'année suivante ils se débarassent des juges et des avocats. Dès lors la voie est libre pour l'indépendance totale de la municipalité, concrétisée lors des émeutes du 6 janvier 1189 qui marquent véritablement la fondation d'une république consulaire: la "Comuna de Tolosa" .
Il est à remarquer que les Capitouls administreront la commune jusqu'à la Révolution Française, durant 600 ans!…
Et cela malgré les vicissitudes de l'Histoire: la guerre de conquête du Comté imposée dès 1209 par la Francie lors de l'affaire albigeoise; le désastreux traité de Paris-Meaux dicté par Blanche de Castille qui prévoyait entre autres la création d'une université à Toulouse chargée de réprimer les contestations du nouveau pouvoir établi; les persécutions de prétendus "hérétiques" et de juifs (port de la rouelle cousue sur les vêtements, etc…) par les inquisiteurs et par le roi Louis IX (dit "saint"-Louis!); le rattachement définitif au domaine royal et les tentatives de main-mise sur la municipalité toulousaine par la monarchie absolue, sous Louis XIV en particulier …
Georges LABOUYSSE (inf'oc)